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16 / LE MONDE / VENDREDI 16 AVRIL 1999
HORIZONS
REPORTAGE
Neshe l’amoureuse
et Arieta l’infirmière
ont la tête dressée,
elles s’affichent.
Arieta donne
d’une voix douce
des ordres
aux combattants.
Chacun respecte
les deux femmes
Dans les montagnes de l’ouest du Kosovo, les soldats
défaits de l’UCK errent avec leurs officiers.
Brigades décimées, combattants brisés.
Notre envoyé spécial, Rémy Ourdan, a accompagné
une colonne de blessés et de battus, de fantômes.
Chaussures défoncées, bandages et civières de fortune,
c’est toute l’histoire d’une armée en déroute
I
LS ne sont d’abord, invi-
sibles, qu’une clameur
s’élevant du brouillard.
Une clameur au cœur des
montagnes du Kosovo. Ils
fredonnent une chanson
langoureuse, une chan-
son triste. Puis la colonne
des fantômes de l’Armée
de libération du Kosovo (Ushtria
Clirimtare ë Kosovës, UCK) déchire
doucement le suaire brumeux. Les
combattants meurtris escaladent
la montagne Ruselija. Une unité
arrive au sommet et allume un feu,
à l’aide de brindilles. Personne ne
chantonne à présent, personne ne
murmure. Des hommes posent en
silence sur la neige la première
civière. D’autres étalent leur
misère, leurs chaussures défon-
cées, leurs chaussettes trouées, à
côté des flammes. Leurs visages
affichent l’infinie détresse des
fuyards.
Un peu en aval, des explosions
retentissent. Des obus de mortier
s’abattent sur les villages. Peut-
être des grenades aussi, dans les
fermes investies par les forces
serbes. Il y a des snipers embus-
qués dans la forêt. Des unités
continuent d’arriver à la crête.
Tant d’hommes avec leurs ban-
dages de fortune à la jambe, à
l’épaule, avec leurs foulards noués
autour des plaies. Tant de combat-
tants brisés, décimés, s’appuyant
sur une béquille taillée à la hâte.
Tant de civières faites de branches
d’arbre et de couvertures...
Tandis que la première unité
repart déjà pour abandonner le
feu aux suivants, les derniers zom-
bies de l’UCK achèvent l’escalade.
Deux cents hommes, et deux
femmes, sont parvenus à s’arra-
cher à l’enfer de Decani, de Vrela,
de Novo Selo, de Radanci, de Stu-
denica... Il y a, selon eux, autour
de Pec, la deuxième ville du
Kosovo, d’autres colonnes de
fuyards, d’autres fantômes. Après
l’épuration ethnique à Pec, dès le
lancement des raids aériens de
l’OTAN, c’est désormais au tour
des villages de voir arriver la police
et l’armée de Belgrade, puis les
unités paramilitaires serbes.
L’unique chance de survie des
Kosovars albanais est de monter
toujours plus haut, de s’enfoncer
toujours plus dans la neige des
sommets, là où les tanks serbes ne
peuvent pas accéder, là où les sol-
dats serbes ne viennent pas sans
leurs tanks. La population civile de
ces villages avait fui avec les habi-
tants de Pec, il y a deux ou trois
semaines. Ne restaient aux abords
de la plaine que les combattants,
les jeunes hommes récemment
mobilisés, les employés des dis-
pensaires. La colonne du mont
Ruselija, c’est une armée en
déroute.
L’UCK est en train de perdre
l’ouest du Kosovo. Les fuyards
exténués témoignent. La bri-
gade 131 ? Décimée. La bri-
gade 132 ? Défaite. La bri-
gade 133 ? Elle ne tient plus que de
rares positions. Les officiers ont
quitté leur quartier général et
errent dans la forêt. La colonne
des battus et des blessés tente de
rejoindre la brigade 136, à Rugova.
Adossée au Monténégro, la 136
tient bon. Du moins les fuyards
l’espèrent.
Peu à peu, la colonne fuit le
Ruselija et reprend la route.
L’objectif du jour est de rejoindre
le village de Bijelo Pac, dans une
vallée. On dit que l’UCK n’y a pas
encore été inquiétée. La descente
commence. C’est un calvaire. Des
blessés et des porteurs de civières
glissent dans la neige. La colonne,
divisée en groupes de dix à vingt
hommes, doit s’arrêter tous les
cent mètres. Les plus vaillants
aident les plus faibles à se redres-
ser, ils leur parlent, ils les encou-
ragent. Tous reprennent leur
souffle. Un bout de cigarette est
religieusement fumé par les gens
de l’unité. Des adolescents, des
garçonnets parfois, prennent les
kalachnikov – yougoslaves, alba-
naises, russes – des soldats qui
soutiennent les blessés.
Soudain, un rai de lumière
éclaire la plaine. Et Pec apparaît, si
proche, si lointaine. Ali met son
fusil à l’épaule et tend la main vers
sa ville. « Nous ne savons pas si
nous y retournerons un jour », dit-il
d’une voix pleine de larmes rete-
nues. Quatre colonnes de fumée
s’élèvent de la plaine, quatre vil-
lages en train d’être rayés de la
carte. Un officier prend ses
jumelles. Pec est une ville déserte.
Environ cinquante mille Kosovars
de la région ont été déportés vers
le Monténégro et l’Albanie. Seule
une voiture blanche parcourt
l’avenue centrale. Des Serbes
doivent toujours vivre là, en bas, à
portée de jumelles. Ils sont invi-
sibles. Pec est une ville morte. Les
soldats serbes qui ne battent pas la
campagne se cachent, à cause des
bombardements des avions de
l’Alliance atlantique. La veille au
soir, d’un village de la montagne,
les explosions des bombes étaient
aisément audibles. Des lueurs
éclairaient le ciel. Les attaques de
l’OTAN avaient duré une heure.
Pec attend à présent, sans doute
dans l’angoisse, le prochain raid
aérien, tandis que les fuyards de
l’UCK espèrent ce raid et les raids
suivants, ceux qui doivent briser,
un jour, la machine de guerre de
Slobodan Milosevic et de la Serbie.
« Il n’y a plus d’autre solution,
plus de négociation possible, pense
Ali. Les Serbes ont attaqué Pec et
expulsé la population. Puis ils ont
bombardé nos villages. Puis ils y
sont entrés. Ils pillent, ils tuent les
hommes, ils brûlent les maisons. A
Stres, il y a eu vingt tués, surtout des
hommes. J’avançais avec mes
camarades dans la forêt. J’ai vu des
cadavres dans les villages. Il y a
encore des endroits peuplés encer-
clés par les Serbes. L’UCK se retire.
Nous accompagnons ces blessés à
Rugova puis nous reviendrons en
chercher d’autres. Ceux qui sont
encerclés sont livrés à eux-mêmes.
Notre seul espoir est d’aller dans les
montagnes, là où les Serbes ont
peur. Nous ne pouvons plus des-
cendre reprendre le combat, car ils
ont rasé les villages et ils nous
attendent avec leurs tanks. » « Dans
chaque village, les soldats serbes
tuent les hommes qui n’ont pas fui à
temps », témoigne Avni. Le jeune
soldat raconte aussi l’histoire
d’une unité paramilitaire, la
« Main noire », moins connue que
les « Tigres » d’Arkan, qui sème-
rait la terreur dans la région. «La
“Main noire” est encore plus bru-
tale que les “Tigres”. Pour terroriser
les civils, la “Main noire” découpe
les gens à la hache et au couteau, et
éparpille leurs membres à travers les
villages. C’est ainsi qu’ils ont tué ma
grand-mère, à Jablanica. Mes
parents ont retrouvé sa tête devant
la maison de nos voisins. Son corps
gisait dans notre salle à manger. »
C
INQ soldats portent Neshe,
la seule véritable civile du
convoi. L’autre femme,
Arieta, est infirmière pour l’Armée
de libération du Kosovo. Neshe est
allongée sur une civière, frêle,
pâle. Elle sourit à un combattant
vêtu d’une veste noire qui lui
caresse parfois le front. Arieta, la
« nurse », est, elle aussi, blessée.
Un vilain pansement recouvre son
nez, entaillé par un éclat d’obus.
Arieta ne se plaint pourtant pas.
Elle soigne ses compagnons. A
chaque halte, elle court de civière
en civière. Neshe et Arieta sont,
dans cette colonne d’hommes en
fuite, une entorse à la condition
féminine dans les montagnes du
Kosovo. Dans les villages traver-
sés, les femmes baissent les yeux
derrière les rideaux colorés des
masures. Neshe l’amoureuse et
Arieta l’infirmière ont, elles, la tête
dressée, elles s’affichent. Arieta
donne d’une voix douce des ordres
aux combattants. Chacun, dans la
colonne de la misère, respecte les
deux jeunes femmes.
Arieta et Selman, un infirmier,
ne peuvent guère soulager les
douleurs des blessés. « Nous
n’avons plus de médicaments à
donner. Nous n’avons plus de pain à
offrir. La situation est catastro-
phique », résume Selman en trem-
blant de froid. Adem, un comman-
dant de compagnie de l’UCK, a été
touché à l’abdomen par un sniper.
Six de ses hommes portent la
civière et l’accompagnent dans
cette traversée de l’ouest du
Kosovo, à la recherche d’un
refuge. Adem est un officier res-
pecté. Restaurateur en Suisse, il
est revenu dans son pays, à trente-
cinq ans, pour combattre. « Pour-
quoi ? Peut-être par amour de ma
patrie, tout simplement. » Adem
grimace. Les soldats viennent de
déposer le brancard sur une
méchante pierre. « Ils peuvent tout
brûler, les maisons, les villages. La
terre ne brûle pas. Et, cette terre,
c’est notre pays », dit-il. Adem a la
chance que la balle soit ressortie
par le dos. Gravement atteint, il a
un espoir de survie. Il a erré huit
jours dans les montagnes avant de
rejoindre la colonne. Il refuse les
calmants d’Arieta et de Selman.
« On donne des médicaments
contre la douleur aux blessés qui
crient. Il faut les économiser. Alors je
ne crie pas. »
Adem refuse de voir en cette
colonne de fuyards une retraite de
l’UCK. « C’est juste un cortège de
Kosovo, une colonne de l’UCK en enfer
Dessin : Sergueï
blessés... La victoire est proche »,
affirme-t-il. Les bombardements
de l’OTAN sont pour lui, comme
pour tous les officiers de l’Armée
de libération du Kosovo, «effi-
caces ». Les raids sont pour lui,
comme pour ses camarades de
combat, un « appui » aux opéra-
tions des rebelles kosovars. Il
raconte, comme d’autres officiers,
comment il a désigné des cibles
serbes à l’OTAN, et comment elles
ont été détruites dès le lendemain.
Le seul problème est, selon le
commandant Adem, l’« arsenal
caché de l’armée serbe ». Du temps
de Tito et de la Yougoslavie, des
caches d’armes, voire des aéro-
ports secrets ont été creusés dans
les montagnes. Sans intervention
occidentale au Kosovo, ni l’OTAN
ni l’UCK ne pourront venir à bout
de cette machine de guerre qui
attend son heure à l’abri des
regards.
Le brancard hissé sur leurs
épaules, les combattants
reprennent leur route. Adem tente
de ne pas regarder son ventre
déchiré. Il fume une Monte Carlo
de contrebande. Au fur et à
mesure que la colonne approche
de Bijelo Pac, les sentiers
deviennent boueux. Dans la val-
lée, avril est le mois de la fonte des
neiges. Le chemin ne fait parfois
pas plus de trente centimètres de
large, au bord du ravin. Des
hommes glissent, trébuchent. Des
ruisseaux traversent le chemin.
Arrivée au village, la colonne
s’arrête. Les blessés sont accueillis
dans les maisons des paysans. Les
soldats se réfugient dans les
granges et les bergeries. La nuit
tombe. Chacun tente de se
réchauffer et de trouver le som-
meil parmi les chèvres bêlantes.
A l’aube, les fuyards apprennent
que leurs éclaireurs ont finalement
rejoint dans la nuit la brigade 136.
Un combattant aguerri et quatre
médecins atteignent Bijelo Pac
avec des calmants et des panse-
ments. Après les soins, la colonne
repart. L’épreuve la plus rude de la
matinée est la traversée d’une
rivière gonflée par les écoulements
de la montagne. L’eau atteint les
cuisses des porteurs de civière.
L’un d’entre eux chute au bord des
rapides, se retenant à un rocher. Il
y a ensuite, après le village de Laz,
la montée vers d’autres sommets
et le retour du froid cinglant. Le
chef du village, Aslan Kastrati,
regarde passer les blessés. Il
envoie ses frères aider à porter les
civières jusqu’au prochain col.
« Ma famille est dans ce village
depuis sept cents ans, affirme-t-il
sur le seuil de sa bergerie. C’est aux
Serbes de partir. »
D
E l’autre côté de la mon-
tagne, après d’autres
chutes, d’autres cris, la
colonne s’arrête. L’état-major de
la brigade 136 a envoyé des trac-
teurs afin d’aider les fuyards à par-
courir les dix derniers kilomètres.
Les blessés sont entassés dans les
remorques. Les soldats vaillants
sont regroupés par leurs officiers
et partent en pressant le pas.
Neshe sourit toujours à son soldat.
Arieta est silencieuse, les yeux per-
dus, parfois fermés, à côté du
conducteur du tracteur. « C’est fini,
dit Adem. Mais la guerre continue.
Je retournerai au front. » Un rictus
apparaît au coin de ses lèvres à
chaque secousse. Adem ne crie
toujours pas.
A la caserne, les combattants
sont dispersés sur l’herbe. On leur
distribue du pain. Ils s’abreuvent
d’eau à la pompe. Ils sont soulagés
d’être arrivés dans une brigade qui
résiste encore aux avancées
serbes. Pourtant, le répit sera de
courte durée, car les nouvelles ne
sont pas bonnes. La veille, l’armée
serbe a pilonné, au canon, des
positions de l’UCK dans le secteur.
« Ils prennent les coordonnées pour
leur artillerie, reconnaît le
commandant de la brigade 136,
Florin Kulaj. Les Serbes ont énor-
mément renforcé leurs positions et
préparent une offensive. »
Les blessés sont conduits au dis-
pensaire. On attribue aux soldats
des couches pour la nuit, avant
qu’ils rejoignent le front à l’aube.
Ali cherche ses compagnons
d’armes. La brigade 136 est en état
d’alerte. Pour la colonne de
l’Armée de libération du Kosovo,
ce n’est que la fin d’une première
fuite. Au sud, c’est l’Albanie, la
terre d’accueil, le pays frère, mais
le chemin est coupé. A l’ouest,
c’est le Monténégro, où le gouver-
nement tolère que des contreban-
diers ravitaillent l’UCK, mais où
l’armée de Belgrade est présente
et interdit la moindre retraite.
Les combattants de la colonne
de Ruselija savent qu’il va falloir
aider la 136 à résister aux assauts
serbes. C’est la bataille de la der-
nière chance. Pour les fantômes de
l’UCK, le répit n’est qu’hypothé-
tique. Le temps d’une miche de
pain partagée dans un dortoir sale.
Le temps d’un paquet de cigarettes
à peine reçu et déjà fumé. Le
temps d’une pause d’une nuit dans
une guerre.
Rémy Ourdan
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