
LeMonde Job: WIV1499--0004-0 WAS LIV1499-4 Op.: XX Rev.: 07-04-99 T.: 19:49 S.: 111,06-Cmp.:08,07, Base : LMQPAG 02Fap:100 N
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IV / LE MONDE / VENDREDI 9 AVRIL 1999 littératures
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Etrange sabbat
Elie Wiesel propose une allégorie
sur la métamorphose du mal absolu
LES JUGES
d’Elie Wiesel.
Seuil, 200 p., 120 F (18,29 ¤).
U
ne tempête de neige, un
long-courrier obligé
d’atterrir sur une piste
de fortune, des passa-
gers hagards, un procès qui fait écho
à celui de Monsieur K. Si c’était un
film, il rappellerait Une Nuit, un train.
Une pièce de théâtre ? Huis clos, évi-
demment. Dans le dernier roman
d’Elie Wiesel, le train de Delvaux de-
viendra le vol New York-Tel-Aviv. Les
trois personnages de Sartre seront
sept comme les péchés capitaux,
comme les jours de la semaine dont
le dernier est consacré au repos. Sans
en mentionner le nom, l’auteur du
Mendiant de Jérusalem nous convie à
un bien étrange sabbat.
L’avion parti de l’aéroport Kenne-
dy se pose aussitôt près d’un village
coupé du monde, dans le Connecti-
cut. Accueillis par ses habitants, les
voyageurs doivent donc attendre la
fin de l’intempérie. Cinq parmi eux
se retrouvent chez un inquiétant
personnage secondé par son adjoint,
le Bossu. Le premier se proclame
juge, le second son esclave. L’un sou-
met ses « invités » à un interroga-
toire serré, l’autre tente de les rassu-
rer avant que le juge n’envisage la
sentence : l’un des cinq, jugé à son
tour par ses compagnons (au nom de
quelle loi aberrante ?), paiera de sa
vie la culpabilité présumée du
groupe tout entier. Le fantastique,
scandale qui bouscule la réalité, rap-
procherait ici le roman des fictions
de Borges, de Kafka.
Mais Wiesel n’a pas résisté à l’ap-
pel de cette réalité et aux enseigne-
ments des sages d’autrefois si pré-
sents dans son œuvre. Chaque
accusé se trouve détenteur d’une vé-
rité douloureuse, de l’espoir têtu le
rattachant à la vie, aussi. En présence
du Bossu, l’énigmatique serviteur,
chacun est piégé par le juge, avatar
du mal absolu défiant la justice au
nom d’une loi qui dépasse l’entende-
ment de ses prisonniers : George l’ar-
chiviste allemand découvreur du
passé nazi d’un homme politique im-
portant, Claudia l’attachée de presse
volage et Bruce le play-boy améri-
cain rachetés par l’amour, Yoav l’offi-
cier israélien contraint de tuer et que
menace une tumeur incurable, enfin
Razziel, le juif rescapé d’une geôle
roumaine parti à la recherche de sa
mémoire confisquée, détournée,
tous en route vers Jérusalem où leurs
destins devraient s’accomplir.
Le diable existe-t-il, Wiesel l’a-t-il
rencontré ? Ce diable serait-il, sous la
diversité de ses masques, éternel
comme le mal ? Au-delà des murs de
ce huis-clos ahurissant, antichambre
d’une mort annoncée (cette mort
d’autrui à laquelle « seuls les fana-
tiques en religion et en politique
trouvent un sens », selon l’un des per-
sonnages), ce sera au tour du juge de
comparaître. La mort viendra quand
même sanctionner le verdict. La
quête des commencements, de l’in-
nocence et de la culpabilité que Wie-
sel ne cesse d’interroger, tout en res-
tant attentif aux remous de
l’actualité, lui aura inspiré ce roman
étonnant qui célèbre le triomphe de
la vie.
Edgar Reichmann
夝 Signalons, également d’Elie Wiesel,
la sortie du Golem, conte illustré
par Marc Podwal (Le Rocher-Biblio-
phane).
b GABRIEL, de Valérie Tong Cuong
Cadre supérieur proche de la retraite, brave époux et père
honorable, Gabriel part en promenade et ne rentre pas.
Fugue fort musicale puisqu’il gagnera sa vie en chantant
l’Ave Maria de Schubert, travesti en opulente cantatrice
équivoque dans une boîte non moins équivoque. Rattrapé
par la famille et la normalité, il est enfermé dans un asile,
fou amoureux de Mad, une tendre personne. La rupture,
ce désir qui nous hante de lâcher les amarres, de se créer
une deuxième vie qui annule la première, mort au passé,
né au présent, est au cœur de ce rêve d’évasion. Le roman
lui-même est une belle évasion, invraisemblable mais cap-
tivante (éd. Nil, 180 p., 110 F [16,76 ¤]). H. Ma.
b IMMORALITÉS, suivi de DICTIONNAIRE DE L’AMOUR,
de Dominique Noguez
Les vrais moralistes ont des allures de bourreaux ; leurs sen-
tences sont des exécutions. Dominique Noguez appartient à
cette étrange confrérie qui fait profession de haïr le genre
humain, confrérie où l’on croise d’aimables humoristes
comme Cioran ou d’impitoyables procureurs comme Cara-
co. Ils ont tous fréquenté la même école, celle du renonce-
ment, la seule, selon Noguez, à donner un peu de bien-être
spirituel, et ils puisent leur sagesse outrée chez La Roche-
foucauld, Chamfort ou Schopenhauer. Il n’est pas de meil-
leure cible pour un moraliste que l’amour, cette idéologie
sans intérêt qui berne les individus pour mieux servir l’es-
pèce. Le dictionnaire que lui consacre Dominique Noguez
réjouira tous les « monstres », c’est-à-dire tous ceux qui se
sont fixé pour règle absolue de ne se laisser abuser par rien,
sinon peut-être par leur volonté de démystification. « L’ina-
nité de l’amour ayant fini par s’imposer même aux plus niais,
on montrera bientôt les derniers amoureux dans des cirques,
ou bien on les enfermera dans des réserves avec les ustensiles
nécessaires à leur marotte : romans, stylographe, rame de pa-
pier – et beaucoup d’espace pour se fuir », écrit Dominique
Noguez dans cet indispensable propédeutique au métier de
vivre (Gallimard, « L’Infini », 148 p., 80 F [12,19 ¤]). R. J.
b MISE À NU, de Martine Roffinella
Il y a une dizaine d’années, Martine Roffinella écrivait un
premier roman surprenant sur le thème de la lycéenne
amoureuse de sa prof. En y revenant, la romancière risquait
la redite d’elle-même. Passion, jalousie, abandon... thèmes
connus. Elle les amplifie en posant la question des leurres
que peuvent être la séduction, l’absolu qui n’est que posses-
sivité, la difficulté, dans une aventure amoureuse, non à ten-
ter de dévoiler son âme à l’autre mais, plus périlleux, à soi-
même. Pour Mie, qui a vécu sept ans avec la narratrice, la
passion ne saurait suffire à la plénitude de sa vie. Elle trouve
avec une autre la possibilité de l’atteindre, et l’abandonnée
s’avoue « jalouse, insupportable, démente, je vivrai chaque
instant comme ma mort. Ou comme ma jouissance ». La souf-
france ne lui est-elle qu’un prétexte pour donner un sens à
sa vie ? Elle aussi a eu son être étouffé par cet amour. Mourir
ou revivre. Dilemme. Dans les deux cas, se sauver par le tru-
chement de l’écriture (éd. Phébus, 140 p., 85 F [12,95 ¤ ]).
P.-R. L.
b O. D. C., de Clélie Aster
Voici un roman branché qui se donne le luxe des clins d’œil.
Relisons donc le titre : O. D. C. = Odyssée. Pâmons-nous sur
la précocité d’une romancière de vingt-cinq ans. Lisons
néanmoins le premier roman de Clélie Aster, qui utilise avec
une ténacité épuisante tout ce que le langage « jeune » est
censé apporter à notre langue. C’est donc une histoire de
notre temps avec des personnages de notre temps : drague,
baise, sida, fringues, etc. On voudrait se moquer mais on est
retenu par ce quelque chose qui nous embroche et ne nous
lâche plus. L’aisance du style, sous la mortification d’un re-
gistre lexical terroriste ? Un vrai talent derrière la complai-
sance ? Peut-être la parodie clandestine d’auteurs qui, eux,
se prennent au sérieux ? Clélie (référence à Clélie, histoire ro-
maine, de Madeleine de Scudéry) Aster (étoile ou astéroïde
d’une nouvelle littérature) peut réserver des surprises. Et
pourquoi pas, très simplement, un deuxième roman dégagé
des effets de mode (La Table ronde, 328 p., 110 F [16,76 ¤]).
H. Ma.
livraisons
De l’Un aux autres
Comment être un individu au Maroc ?
Fouad Laroui y répond avec truculence et ironie
MÉFIEZ-VOUS
DES PARACHUTISTES
de Fouad Laroui.
Julliard, 196 p., 109 F (16,61 ¤).
Q
uarante-quatre ans
après l’indépendance du
Maroc, la littérature
d’expression française,
dont certains pré-
voyaient la fin imminente, se main-
tient et se porte plutôt bien. On se
souvient du remarquable Les Dents du
topographe paru en 1996. Un roman
truculent sur le Maroc des années 70,
un livre écrit dans une langue inven-
tive pétrie de culture occidentale bien
assimilée, avec laquelle l’auteur
jongle comme un conteur sur une
place publique.
On retrouve ces qualités dans ce ro-
man au titre un peu rebutant mais qui
donne son sens à l’histoire, car il s’agit
bien d’un parachutiste qui lui tombe
sur la tête en plein centre-ville, ce qui
va entraîner un certain nombre de pé-
ripéties rocambolesques, toutes pré-
texte à dire le Maroc d’aujourd’hui, ce
Maroc qui bouge mais traîne derrière
lui tellement de vieilles pierres pleines
de mauvaises habitudes, de tics so-
ciaux empêchant la société d’avancer
et surtout de se libérer d’un certain fa-
talisme qui intègre tout naturelle-
ment la corruption, le népotisme et le
laisser-aller généralisé. Laroui est un
excellent observateur. Il connaît bien
son pays même et peut-être parce
qu’il vit à l’étranger. Le fait qu’il utilise
l’humour et l’ironie donne une cer-
taine légèreté au sujet bien grave qu’il
traite. Mine de rien, l’écrivain dit
beaucoup de choses sur le pays. Les
personnages arrivent dans le récit
comme un hasard, un accident. Ils
passent et repassent. Certains s’ins-
tallent, s’incrustent et prennent tout
l’espace, tout l’oxygène. C’est le cas
de Bouazza, le moustachu à la Staline
qui est tombé du ciel sur la tête de
Machin, le narrateur, le pauvre ingé-
nieur qui croit à l’individu et qui
rentre travailler au pays.
Tout le roman tourne autour d’une
obsession : être un individu, au-
jourd’hui, au Maroc, contre vents et
marées, ne pas en démordre. Il se
trouve que l’ingénieur Machin a fait
ses études en Europe. Il est cultivé,
parle en citant Nabokov, Flaubert et
Yourcenar mais ne rencontre pas
d’échos ni la moindre complicité psy-
chologique ou intellectuelle avec son
entourage, des gens qui sont là,
comme une fatalité, immuables. Ils
aiment les attroupements, les bous-
culades, les émeutes. Bouazza occupe
le terrain, c’est-à-dire l’appartement
de Machin. Il fait la cuisine, fait tout
pour l’empêcher d’avoir une vie pri-
vée. Il est têtu. Rien ne le gêne. Il ne
connaît même pas le mot « indivi-
du », « vocable noble et altier ».
Bouazza est une brute parce qu’il est
en trop et ne s’en rend pas compte.
Machin préfère son ordinateur à l’hu-
manité, le silence à la réplique, la co-
lère rentrée à la violence des conflits.
C’est un intellectuel avec des illusions,
avec un amour du pays qui le fait sup-
porter tout le reste. Il se marie avec
Nour. Il précise : « Et avec sa mère. Ve-
nue pour la cérémonie, elle ne ressortit
plus de chez moi. » Désespéré, il pense
au suicide, mais se souvient de la sou-
rate 6, verset 162 du Coran, où il est
rappelé que « la vie et la mort n’appar-
tiennent qu’à Dieu ». Alors, il se réfu-
gie dans le sommeil, dans le rêve et
apprend qu’il n’a qu’une solution : ai-
mer les autres, à commencer par
Bouazza, l’homme qui est à lui seul
une occupation militaire, psychique
et sociale.
La lutte pour la reconnaissance de
l’individu est difficile. Machin n’a que
l’imaginaire pour la mener. Quant aux
autres, ils n’éprouvent pas le besoin
de se poser ce genre de question. Ils
vivent à la marocaine, c’est-à-dire les
uns sur les autres, ils sont de bonne
humeur, s’aiment et se moquent de
l’inquiétude qui pointe dans l’esprit
d’un ingénieur qui voudrait être un
individu, un être libre.
Le regard que pose Fouad Laroui
sur le Maroc est juste, plein de sévéri-
té et d’amour.
Tahar Ben Jelloun
Séismes secrets
Un couple se déchire dans le huis clos d’un exil mystérieux. Avec une grande maîtrise, Emmanuel Adely
décrit comme unique une expérience qui se dilate, se diffuse dans la légende des amours mortes
AGAR-AGAR
d’Emmanuel Adely.
Stock, 170 p., 85 F (12,95 ¤).
L
es Cintres, le premier ro-
man d’Emmanuel Adely,
avait suscité de nom-
breux éloges. Agar-agar
confirme le talent de ce jeune écri-
vain qui a choisi de raconter une
histoire banale. Un couple ne par-
vient pas à se « décoller », d’où ce
mot étrange (d’origine... malaise) :
l’agar-agar est une glu produite par
certaines algues au contact de l’eau.
Ce premier niveau de lecture est in-
suffisant. Le récit d’Emmanuel Ade-
ly est loin du règlement de comptes
conjugal et son personnage mas-
culin côtoie trop d’abîmes pour ne
pas être uniquement suspecté de
misogynie. Le titre suggérerait plu-
tôt l’alchimie qui se trame au fond
des mers et dont le secret est éluci-
dé des milliers d’années plus tard
comme le temps finit par neutraliser
les douleurs de notre histoire indivi-
duelle.
Un couple jeune et leur enfant,
exilés dans une ville étrangère,
vivent reclus dans un appartement
où le réfrigérateur occupe la pre-
mière place. Le mari travaille, la
femme ressasse les clichés du désa-
mour : les mirages s’éteignent et ap-
paraît le vide quotidien. La seule
personne à qui elle pourrait se
confier est celui-là même qui
− croit-elle − est responsable de
l’échec. Elle l’accuse donc pour ne
pas accuser la vie.
Lui, elle et l’enfant n’ont pas de
nom. La ville chauffée à blanc et in-
salubre où ils sont obligés de vivre
n’est pas située sur la carte. Nous
ignorons les circonstances véritables
qui les ont conduits dans cet ailleurs
ingrat où s’étiole leur amour. Et
peut-on parler d’amour à propos du
jeune père si tendre, indifférent au
corps de sa très belle épouse ? Leur
passé n’est pas vraiment évoqué.
Seule certitude : la ville subit de fré-
quents séismes. Le roman se
concentre sur le huis-clos obses-
sionnel où se consument les phrases
cruelles de l’abandon. Tragédie clas-
sique, réduite à l’épure d’un dia-
logue truqué par les clameurs
sourdes de l’incommunicabilité.
Emmanuel Adely n’a cure des
garde-fous et de la poudre aux yeux
des intrigues alléchantes. Qu’im-
portent pour lui la trivialité squelet-
tique du sujet et la périlleuse
convention de personnages privés
d’identité précise mais violemment
présents dans notre imaginaire. Il
sait (comme Christine Angot) que la
fiction répète ses leitmotivs mais
qu’à chaque fois elle fait surgir les
monstres personnels qui se terrent
au fond de chaque enfance. On
écoute les premières lignes de Agar-
agar. On est happé par les courants
intimes où se déclinent à l’infini les
affres du « je t’aime encore, tu ne
m’aimes plus » avant d’accepter le
redoutable : « C’est encore vivre
que te haïr. »
Dans le cas très précis d’Emma-
nuel Adely, l’alternative entre ro-
man classique ou modernité effi-
cace ne se pose plus. Le romancier
succombe à une nécessité obsé-
dante. Il dépasse les genres et, sou-
cieux de parvenir à l’écriture au-
thentique, il décrit comme unique
– autobiographique ? − une expé-
rience qui se dilate, se diffuse et
puise sa vérité dans la légende des
amours mortes.
Nous lisons un monologue mais
nous captons simultanément les
trois voix d’un huis-clos que les évé-
nements extérieurs atteignent
comme balles perdues. La radio, les
journaux signalent le monde exté-
rieur mais les remous planétaires
leur (nous) parviennent irréels, in-
congrus, si superficiels malgré leur
gravité, alors qu’un désastre privé
envahit la totalité du réel.
Seul l’homme parle mais, para-
doxalement, il devient le porte-pa-
role de la femme qui le poursuit de
sa vindicte. Cet homme doux, ma-
ternel, absorbe la désespérance de
la femme. Il ne réplique pas car il
n’a rien à répondre. Ce qu’elle exige
de la vie, ce qu’elle croit du bon-
heur, sa jalousie, ses menaces, il
pourrait les faire siennes − a-t-il crié
les mêmes reproches à quelqu’un,
jadis aimé, un homme peut-être ? Il
répercute le flot discontinu des cris
de sa compagne comme il enre-
gistre les questions de leur fils. Cet
homme averti, depuis longtemps
blessé, et cette femme qu’il n’aime
plus ou qu’il n’a jamais aimée sont
unis par un lien plus fort que la
compassion. Ils traversent le même
désert et les souvenirs qui les sé-
parent sont abandonnés sur le sable
comme les cadavres de bêtes épui-
sées. Ils souffrent de la même soli-
tude. Elle croit qu’il peut la sauver.
Lui sait déjà que l’issue est inévi-
table. Ils sont tous les deux la proie
« d’une immense main qui jouerait
aux hommes minuscules sans qu’on
s’y attende, et tirerait d’un coup sec,
très rapide, l’écorce de la terre... »
Mais, d’une rupture − comme d’un
tremblement de terre − on peut
mourir.
Hugo Marsan
MARTINE SIMON
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