
LeMonde Job: WIV1499--0007-0 WAS LIV1499-7 Op.: XX Rev.: 07-04-99 T.: 19:37 S.: 111,06-Cmp.:08,07, Base : LMQPAG 03Fap:100 N
o
:0019 Lcp: 700 CMYK
LE MONDE / VENDREDI 9 AVRIL 1999 / VIIessais
b
La drague reine
Dix ans après sa mort, sont publiées les nouvelles
de Guy Hocquenghem : des textes dérangeants
OISEAU DE LA NUIT
de Guy Hocquenghem.
Albin Michel, 232 p.,
98 F (14,94 ¤).
U
n écrivain unique est
mort du sida à quarante
et un ans. Il avait fait ses
preuves. Philosophe,
journaliste, romancier, il avait tous
les talents et notamment celui,
très rare, d’être fidèle à lui-même
et de ne jamais figer sa réflexion.
Les nouvelles assemblées sous le
titre de la plus longue – Oiseau de
la nuit – sont un miroir « di-
vergent » de notre temps. Leur
lecture est passionnante et ins-
tructive, utile et revigorante.
Hocquenghem raconte les gays,
les exclus, les marginaux du sexe,
les paumés, les individus hybrides,
tous ceux, dangereux, qui n’ai-
ment que les lieux équivoques. Il
traque leur solitude mais, fasciné,
il détecte leur liberté, cette liberté
toute-puissante que les nécessités
du désir obligent à inventer. Il dé-
crit les réseaux qui permettent de
le satisfaire. Le thème dominant
de l’écrivain est donc très loin de
toute commisération. Comme Ge-
net, Copi et quelques peu nom-
breux récalcitrants du consensus,
Hocquenghem souligne la noire
splendeur de l’homosexualité, sa
force créative, son rôle subversif
qui aide aux progrès d’une société
hétérosexuelle qui, faut-il le sou-
ligner après l’énorme et misérable
« Monicagate », s’enliserait dans
les pièges destructurants d’une
sexualité fade et codifiée.
En dix nouvelles mélancoliques,
féroces mais subtiles, Hocqueng-
hem élabore sa conception du dé-
sir amoureux, dévoile les remous
secrets des êtres. Il est le témoin
chaleureux du dragueur, auda-
cieux mais apeuré, qui appartient
« à la vieille école lubrique », hos-
tile à la « nouvelle règle du jeu ». Il
est à l’intérieur du chaos psycho-
logique de « l’assassin de vieilles »
qui a défrayé la chronique il y a
une douzaine d’années. Il donne la
parole à tous les personnages noc-
turnes et ténébreux qui transfor-
ment en paillettes d’or une réalité
de compromission, de clandesti-
nité et de brutale concession.
Mais les nouvelles de Hoc-
quenghem ne seraient que regard
mélancolique sur les années dé-
funtes si le romancier ne se trou-
vait en écho avec notre époque.
Hocquenghem raconte fort bien
mais sans juger, il provoque aussi
notre remise en question. Serait-il
le seul à avoir ainsi assumé sa
propre loi du plaisir en observant
attentivement le milieu gay, en
maintenant son rôle de militant
sur l’arête vive de la lucidité ? A
des années-lumière des jeunes au-
teurs d’aujourd’hui qui refusent
d’être « différents » ou qui, agres-
sivement (mais c’est la même
chose), veulent imposer comme
modèle leur ostentatoire façon de
jouir, Hocquenghem n’a jamais
voulu prôner le plaisir comme pa-
nacée. Il devinait ce que cela créait
de retrécissement et de confor-
misme. Il préférait dire le dédale
de la difficile mais orgueilleuse
course au fantasme qui éclaire la
position titubante de l’être hu-
main entre désir et mort, société et
individualisme.
Oiseau de la nuit est au cœur de
la fiction et de sa plénitude, mais
les « histoires » racontées af-
frontent les eaux profondes des
faits divers (le mot drague est utili-
sé pour la quête sensuelle des
corps comme pour la recherche
des noyés) et par là même révèlent
nos angoisses. Aujourd’hui où les
homosexuels demandent à la loi
de les rendre égaux aux hétéro-
sexuels, profitant de la compas-
sion provoquée par les ravages du
sida, lire l’auteur prémonitoire
d’Eve est une excellente thérapeu-
tique pour prendre la mesure du
cadeau piégé qui, banalisant l’ho-
mosexualité, calme en premier
une hétérosexualité masculine, in-
quiète de mal cerner un tenace et
nostalgique désir de fusion virile.
H. Ma.
Le silence et la clameur
Dans un essai percutant, Didier Eribon fait le point sur l’homosexualité, de Proust à Michel Foucault,
en conjuguant les méthodes de Sartre et de Bourdieu
RÉFLEXIONS SUR
LA QUESTION GAY
de Didier Eribon.
Fayard, « Histoire
de la pensée », 530 p.,
145 F (22,10 ¤).
E
ntre une belle citation de
Toni Morrison qui ouvre le
livre et un chapitre additif
sur Hannah Arendt qui le
conclut, Didier Eribon développe
une longue et riche réflexion sur la
discrimination des gays, en la pla-
çant d’emblée dans la lignée des
grands essais sur le racisme. Publier
maintenant un tel ouvrage, cela im-
pliquait non seulement de réexami-
ner les nombreuses tentatives théo-
riques qui se sont succédé à un
rythme soutenu depuis plus d’un
siècle, mais aussi de prendre en
compte une réalité politique et so-
ciale où se mêlent de façon souvent
confuse la tolérance libérale, les at-
taques frontales et les ambiguïtés
plus retorses. Nous nous trouvons,
en France et aux Etats-Unis (aux-
quels l’auteur, inévitablement, ne
cesse de se référer) dans une sorte
de modernité où, manifestement,
tout n’est pas résolu de la question
du choix ou de l’identité sexuels.
Peut-on et doit-on prendre, dans
le domaine de la sexualité, le mo-
dèle des arguments suscités par la
question noire et par la question
juive ? Il est évident que le travail
des militants noirs aux Etats-Unis a
été essentiel pour la prise de
conscience de la minorité homo-
sexuelle américaine, à partir du mo-
ment où, du moins, les gays se sont
pensés eux-mêmes comme minori-
té et ont constaté l’ostracisme dont
ils étaient l’objet, dans leur vie pu-
blique et privée. Mais il n’est pas dit
qu’il faille penser que des choix
sexuels privés suffisent à définir un
groupe dont les droits doivent être
revendiqués collectivement. Cela
n’est pas écarté non plus : car c’est
en s’apercevant que l’on est dé-
pouillé de certains droits, que l’on
découvre, précisément, son appar-
tenance à un groupe dont, jusque-
là, on pouvait ne soupçonner ni
l’existence ni la nécessité. C’est
souvent l’insulte, c’est-à-dire le re-
gard et le jugement d’autrui sur soi,
qui révèle une identité sociale à la-
quelle on ne pensait pas adhérer.
On apprend alors son exclusion.
Didier Eribon commence donc
son essai précisément par ce phé-
nomène social de l’insulte sexuelle,
qui agit comme un révélateur. Cette
désignation qui met toute la per-
sonnalité de l’individu dans le fais-
ceau sexuel, a-t-elle la même fonc-
tion que l’injure raciste contre les
Noirs ou contre les Juifs ? En cal-
quant le titre d’un célèbre essai de
Sartre, abondamment cité, Eribon
le suit jusqu’à un certain point. De
même qu’il rejoint Hannah Arendt,
appliquant ses conclusions théo-
riques et pratiques sur l’antisémi-
tisme à la discrimination anti-ho-
mosexuelle. Il lui donne même
raison sur la nécessité de « l’exis-
tence de groupes affirmant leurs dif-
férences » comme « garant du plu-
ralisme culturel et donc de la vie
même de la société ».
RÉFÉRENCES
Proust, Sartre, Bourdieu et Fou-
cault sont donc les références es-
sentielles de cet essai qui consacre,
par ailleurs, de nombreuses pages à
Gide, Wilde, John Addington Sy-
monds et Walter Pater. Théoricien
équivoque de l’homosexualité mas-
culine et féminine, l’auteur de la Re-
cherche, en créant le personnage du
baron de Charlus, mais en travestis-
sant sa propre sexualité, est passé
de la thèse, courante à son époque,
d’un « troisième sexe », herma-
phrodisme visible des seuls initiés
(dans Sodome et Gomorrhe), à celle
d’une homosexualité généralisée,
mais secrète (dans Le Temps retrou-
vé), miroir universel du mensonge
social. Il considéra tour à tour le
désir d’un homme pour un homme
comme l’indice d’une féminité
psychique (pathologique) et comme
la forme la plus répandue de la
sexualité masculine. C’est ce qui
rend sa lecture complexe, peut-être
plus que ne le suggère Eribon.
Sartre puis Pierre Bourdieu four-
nissent, eux, des instruments
conceptuels pour penser la domina-
tion sexuelle dans le filtre social. Et
tout ce qui concerne l’injure
sexuelle constitue probablement la
meilleure partie de l’essai de Didier
Eribon. Il analyse fort bien com-
ment des individus, dont la
conscience est, pour reprendre la
formule de Sartre, « investie par au-
trui » sont amenés à adopter des
comportements de fuite ou au
contraire de revendication et à
construire un mode de vie, fait de
reconnaissance ou de clandestinité.
« La participation à une même
sexualité stigmatisée ainsi que la
marginalisation et l’exclusion qu’elle
implique sont au fondement de la
constitution d’un monde spécifique,
inscrit autant dans la topographie
des villes que dans la personnalité des
individus qui viennent s’y agréger en
le faisant exister et en le perpétuant
au fil des générations. »
C’est ce qui, comme le souligne
Eribon, permet de convertir une
« haine de soi » à laquelle pousse
l’homophobie intériorisée, à l’« ac-
ceptation de soi » que favorise la
constitution d’une communauté,
même si, peut-on ajouter, cette
communauté incite à des amal-
games et à des solidarités assez illu-
soires. Mais on ne peut que donner
raison à l’essayiste quand il écrit :
« La visibilité gay, aujourd’hui, ne si-
gnifie donc pas qu’un certain nombre
de personnes auraient décidé au
cours des dernières années de se défi-
nir par leur sexualité, mais qu’un
nombre de plus en plus important
d’individus gays ont cessé de dissimu-
ler la partie “nocturne” de leur vie. »
Ou encore, plus loin : « L’autonomie
individuelle, la liberté individuelle se
construisent et se conquièrent par des
batailles qui ne peuvent être que col-
lectives et toujours à recommencer. »
On le suivra moins dans son sur-
vol psychologique de la person-
nalité du gay, quand bien même
certains témoignages oraux et écrits
paraîtraient converger vers une ty-
pologie du malaise, de la dissimula-
tion, de la libération ou de la reven-
dication. L’extrême difficulté que
chacun éprouve à exprimer, par des
moyens journalistiques, psychia-
triques ou littéraires, l’histoire de
ses désirs et de ses rencontres, de
ses pulsions et de ses frustrations,
de ses gestes et de ses sentiments,
bref de son intimité, exige la plus
grande prudence dans l’interpréta-
tion des aveux qui en sont faits.
Que de mensonges contiennent
les réponses aux questionnaires des
enquêtes et quelle naïveté que de
croire pouvoir en tirer des statis-
tiques ! Ces statistiques concernent
la dicibilité publique du sexe et non
sa réalité privée. Statistiques du dis-
cours et non des gestes et encore
moins des identités.
Opposé à Foucault, au « pre-
mier » Foucault du moins, si l’on
accepte le résumé qu’il donne de
ses mutations théoriques, Eribon
est convaincu qu’existe bel et bien
une identité sexuelle, une personne
homosexuelle. Que cette identité et
cette personne soient le résultat
d’un choix, d’une construction ou
d’une nature, il n’est pas dans son
intention d’en débattre. Foucault,
lui, a souvent répété que l’ho-
mosexuel était une invention juri-
dico-psychiatrique de la fin du
XIX
e
siècle, mais Eribon, s’appuyant
sur certains entretiens et (ce qui est
méthodologiquement contestable)
sur la vie personnelle du philo-
sophe, relève des contradictions qui
laissent entrevoir un autre type
d’approche.
QUELQUES LACUNES
L’ouvrage aurait, sans doute, ga-
gné en rigueur avec une recension
plus systématique de la littérature
gay. Trop d’absents parmi les ro-
manciers français et américains : en
premier lieu, Baldwin. De même, le
cinéma, excellent « thermomètre »
des tabous, est ignoré. Il aurait en-
fin été bon de rappeler, avec quel-
ques détails, la mutation idéolo-
gique qu’a entraînée la pandémie
du sida. Ces lacunes culturelles
gênent : les artistes, les écrivains
participent aussi à l’histoire des
mentalités. L’absence d’analyses sur
la législation des actes sexuels en
France et aux Etats-Unis rend par-
fois vagues certains passages et, par
contraste, arbitraires, malgré leur
subtilité et leur évident intérêt, les
longues digressions sur des réfé-
rences éloignées, trop connues (le
procès de Wilde et le Corydon de
Gide) ou au contraire trop pointues
(Pater et Symonds). Ces réserves
étant émises, cet essai fera proba-
blement date.
René de Ceccatty
夝 Signalons également le numéro
spécial « Le Troisième Sexe » de la
revue La Mazarine (12, boulevard
Pereire, 75017 Paris, mars, 100 F
[15,24 ¤]).
Ghetto ou visibilité ?
Entre le désir de répondre à une demande bien réelle et celui de ne pas enfermer la littérature
homosexuelle dans un genre à part entière, éditeurs, auteurs et libraires cherchent à se situer
F
aut-il mettre à part la lit-
térature homosexuelle,
créer des collections
comme le « Rayon gay »
dirigé par Guillaume Dustan
(Balland) ou des maisons d’édi-
tion spécialisées et « outer » les
écrivains dans les librairies ?
A priori, tout le monde est
contre. Pas de ghettos. La littéra-
ture est la littérature, elle est
bonne ou mauvaise. Puis quel-
ques voix s’élèvent, tranquilles,
sans agressivité, loin du tumulte
suscité par les pro- et les anti-
Dustan. Ainsi, la librairie du Fu-
ret du Nord, à Lille, prépare une
exposition intitulée « Biblio-
thèque gay ». « Nous sommes
contre un rayon gay. En revanche,
il nous paraît intéressant de pro-
céder à des opérations théma-
tiques, surtout en province où il
n’existe pas de librairie spécialisée
comme Les Mots à la bouche, à
Paris, explique Laurent Bonelli, il
y a un public gay et lesbien ici
comme ailleurs. On a envie de leur
faire connaître des livres qu’on a
aimés comme ceux de René de
Ceccatty, de Joselyne François, de
Jeanette Winterson ou de Gore
Vidal. Et il n’y a pas que le public
gay qui s’y intéresse. Ce sont les
femmes qui ont fait le succès
d’Hervé Guibert. » Même chose à
la Fnac : « Nous n’avons pas de
rayon de littérature gay et les-
bienne, mais il y a une rubrique
“homosexualité” en sciences hu-
maines, déclare Pascale Français,
responsable pour la littérature. Il
nous arrive d’organiser ponctuel-
lement, dans certaines Fnac, des
regroupements sur tables d’ou-
vrages de fiction en fonction d’une
actualité, comme la Gay Pride, par
exemple. »
Patrick Cabasset, journaliste,
qui vient de publier un long
article malicieux (1) sur ce qu’il
appelle « la mode queer », celle
de toutes les transgressions
sexuelles, des sado-maso aux
« hétéroflexibles », serait lui plu-
tôt « pour » – « parce que c’est
une forme de visibilité. Et “le cul”,
c’est quasiment la seule façon
d’être gay pour une partie de la
population et la collection de Dus-
tan, c’est pour ces gens-là, la pre-
mière occasion de se plonger dans
un livre... Par effet de mode, on lit
aussi Dustan chez les Versaillaises.
C’est une expression qui fascine les
gens. Cela remonte à Cosmo et à
Mireille Dumas. »
UNE DEMANDE
Emmanuel Ménard, a toujours
refusé d’être catalogué comme
« écrivain gay » : « Je suis gay et je
suis un auteur (2). C’est quoi la lit-
térature gay ? Une ambiance gay ?
Un personnage gay ? Cela revient
à un problème d’auteurs, de ton et
de thématique. En outre, à part
Les Chroniques de San Francisco
d’Armistead Maupin qui font vivre
son éditeur, Le Passage du marais,
c’est commercialement très risqué
d’avoir une maison d’édition spé-
cialisée, mais une collection, pour-
quoi pas ? Même si c’est une col-
lection repoussoir comme celle de
Dustan. Toutefois, si un public
jeune ne trouve que “Le Rayon
Gay”, il va avoir une curieuse idée
de la culture gay ! Ce qu’il faut
voir, c’est qu’il y a dans la commu-
nauté homosexuelle toutes sortes
de gens qui ont un fond culturel
commun. Si je vais voir Priscilla,
folle du désert avec mes parents,
moi je vais exploser de rire et eux
diront que “oui, c’est amusant”,
parce que certaines références
leur auront échappé. Et si je vais
voir La Vérité si je mens avec des
amis juifs, je vais en voir à un
moment six morts de rire, sans
comprendre pourquoi... »
Pour Isabelle Le Coz, qui a lan-
cé sa maison d’édition, KTM,
uniquement consacrée à la litté-
rature lesbienne (3), « il ne faut
pas penser ghetto : il y a une de-
mande mais il n’y a rien. L’offre
J.-M. ARMANI/RAPHO
est uniquement américaine, et ce
n’est pas notre expérience. Nous
ne publions donc que des Fran-
çaises, car ce que cherchent les
lectrices, au-delà de l’histoire,
c’est un quotidien, un vécu, des ré-
flexions où se retrouver ».
Martine Silber
(1) In L’Officiel de la couture et de la
mode, avril 1999.
(2) Cannibales (Zulma), La Dernière
victime (Librairie des Champs-Elysées),
La Jambe cassée (DLM).
(3) 20, rue Saint-Nicolas, 75012 Paris.
Deux titres publiés : Once Upon a Pou-
lette, de Cy Young, et Malice, de Cécile
Dailly. Le deuxième roman de Cy
Young est prévu pour la mi-mai.
Comentarios a estos manuales