
LeMonde Job: WMQ1610--0012-0 WAS LMQ1610-12 Op.: XX Rev.: 15-10-99 T.: 10:54 S.: 111,06-Cmp.:15,14, Base : LMQPAG 28Fap: 100 N
o
: 1817 Lcp: 700 CMYK
12 / LE MONDE / SAMEDI 16 OCTOBRE 1999 SOCIÉTÉ
Les doutes de la cour d’assises des Yvelines face au meurtre d’un sans-abri
CE DEVAIT être une affaire
banale : le 7 avril 1997, un sans-
abri est mort sur la place du mar-
ché de Versailles, tué lors d’une
rixe. Son agresseur présumé, Ma-
dani Bessedik,
cadre dans un
organisme de
formation des
travaux pu-
blics, au-
jourd’hui âgé
de trente-huit
ans, compa-
raissait, jeudi 14 octobre devant la
cour d’assises des Yvelines pour
« homicide volontaire ».
Une affaire simple, presque
trop. Quand il apprend, peu avant
les faits, son licenciement pour
« faute grave », l’accusé est à
bout. Dépressif depuis plusieurs
années, il décide de mettre fin à
ses jours. Il rentre chez lui, ré-
cupère un pistolet, deux char-
geurs, des cartouches et se dirige
vers le parc du château de Ver-
sailles. « Je ne voulais pas faire ça
chez ma mère », dit-il à la cour. En
chemin, il s’arrête dans un « café
arabe » pour boire une bière, puis
dans un bar de nuit, où il prend
deux whiskys. Après ça, le trou
noir. Madani Bessedik ne se sou-
vient plus de rien.
Seules les déclarations, parfois
contradictoires, de la demi-dou-
zaine de témoins permettront aux
enquêteurs de reconstituer une
version vraisemblable du dérou-
lement des faits. Une altercation
aurait opposé l’accusé à Jean-Ma-
rie Jamet, un sans-abri de qua-
rante-trois ans, surnommé « le lé-
gionnaire », qui avait pour
habitude de traîner sur la place du
marché. Dans la bagarre, trois
coups de feu atteignent la vic-
time, dont un, mortel, tiré à bout
touchant à la base du cou.
C’est ce coup de feu fatidique
qui, après dix heures d’audience,
va provoquer un incident de pro-
cédure, obligeant la présidente de
la cour d’assises, Suzanne Muller,
à renvoyer le procès. Le docteur
François Paraire, médecin légiste,
vient de terminer sa déposition.
Une question de l’avocat de la dé-
fense, Gil Madec, l’ébranle.
« Peut-on imaginer que le coup de
feu mortel ait pu être tiré par Jean-
Marie Jamet lui-même, puisqu’il
ressort de certains témoignages,
qu’il a tenu à un moment le pistolet
de son agresseur ? »
L’expert, ennuyé, garde le si-
lence. Après une suspension d’au-
dience, le médecin n’est pas plus
loquace. « La question qui m’est
posée correspond à une quasi-ex-
pertise complémentaire, assure-t-
il. Elle aurait due être soulevée lors
de la reconstitution ». M
e
Gil Ma-
dec saisit l’occasion : « Je me vois
obligé de demander à la cour un
complément d’expertise balis-
tique ».
« LA LECTURE INTÉGRALE »
Avant d’accéder à la demande de
l’avocat, la présidente s’étonne que
Madani Bessedik n’ait pas soulevé
cette question plus tôt. L’accusé
lance alors avec un aplomb dérou-
tant : « Quand je vous ai rencontrée
en mai dernier pour ma demande de
mise en liberté, je vous ai dit que c’est
à partir de la lecture intégrale des
pièces du dossier que j’étais en
mesure d’affirmer que je ne pouvais
pas être l’auteur du coup de feu mor-
tel ».
Présenté par l’expert psy-
chiatre comme un être à « l’intel-
ligence supérieure à la moyenne »,
Madani Bessedik a, tout au long
de la journée, surpris ses juges.
Son apparent manque d’émotion
le ferait presque passer pour un
calculateur. Même quand il
évoque, à l’aide de notes, son his-
toire compliquée. Né en janvier
1961, en pleine guerre d’Algérie, il
a été élevé par sa mère, une Ha-
vraise. De son père, il ne sait rien.
Parce qu’il porte un nom «bi-
zarre », il pose des questions.
Mais, ni sa mère, ni ses grands-
parents n’apportent de réponse.
Il devra attendre sa majorité pour
connaître la vérité sur ses ori-
gines : son père, jeune Algérien
sympathisant du FLN, a été ex-
pulsé de France après l’indépen-
dance, quelques mois seulement
après avoir reconnu son enfant.
L’expert psychiatre parle d’un
« abandon » qui a fortement
marqué la personnalité de l’ac-
cusé. Madani Bessedik compense
ce manque en se trouvant des fa-
milles de substitution. L’armée
d’abord, où il découvre, dit-il,
« des valeurs morales intéres-
santes » qui le sortent de son
« mal-être profond ». Son travail
ensuite, où il se donne entière-
ment, à la satisfaction de ses em-
ployeurs, n’étaient ses périodes
de dépression pendant lesquelles
il s’adonne à l’alcool. Il ne perd
de son assurance qu’à l’évocation
des faits. L’amnésie qui l’em-
pêche de se souvenir de la rixe le
gêne. Son débit s’accélère, il bé-
gaie. « Je suis incapable de fournir
une explication et de demander
pardon aux personnes à qui j’ai
porté tort. »
Acacio Pereira
Eric de Montgolfier a été reçu à la chancellerie après
ses critiques sur le fonctionnement de la justice à Nice
Le procureur avait évoqué des disparitions de dossiers et l’influence de « réseaux francs-maçons »
Eric de Montgolfier, le procureur de la Répu-
blique de Nice, a été reçu, jeudi 14 octobre, par
la ministre de la justice, Elisabeth Guigou, et ses
principaux collaborateurs. Il avait préalablement
adressé au ministère un rapport résumant les
dysfonctionnements de la justice à Nice, notam-
ment les disparitions de dossiers, qu’il avait dé-
noncées publiquement en évoquant l’influence
de réseaux « francs-maçons ».
LE PROCUREUR de la Répu-
blique de Nice, Eric de Montgolfier,
a été reçu, à sa demande, jeudi
14 octobre, par la garde des sceaux,
Elisabeth Guigou, et ses principaux
collaborateurs. Ces entretiens, en
présence de Gabriel Bestard, pro-
cureur général d’Aix-en-Provence,
faisaient suite aux déclarations du
magistrat au Nouvel Observateur,
sur l’existence de « réseaux francs-
maçons » qui, selon lui, influeraient
sur le fonctionnement de la justice
à Nice. Ces déclarations, qui vi-
saient « certains francs-maçons » et
non l’ensemble de la franc-ma-
çonnerie, avaient provoqué de
vives réactions, tant chez les magis-
trats locaux qu’au sein des princi-
pales obédiences (Le Monde du
9 octobre).
La veille de sa visite à Paris, M. de
Montgolfier avait adressé à
M
me
Guigou un rapport de quatre
pages sur les dysfonctionnements
constatés à Nice. Ce rapport, où
sont notamment évoqués des dis-
paritions de dossiers, a servi de
base aux discussions de jeudi. La
chancellerie s’est engagée à mettre
en œuvre les moyens nécessaires
pour soutenir l’action du procureur.
Outre un renforcement des effectifs
du parquet, il est envisagé que cer-
taines affaires financières soient
traitées à l’avenir par un « pôle » de
magistrats spécialisés, installés à
Marseille.
M
me
Guigou et M. de Montgolfier
ont ensuite évoqué la question de
la franc-maçonnerie. Selon nos in-
formations, la ministre a demandé
au magistrat de surveiller sa
communication sur le sujet et de ne
pas mettre en cause des familles de
pensée, quelles qu’elles soient. La
chancellerie a clairement indiqué
qu’elle ne cherchait pas à savoir si
tel ou tel magistrat était membre
d’une obédience ou non.
Interrogé par Le Monde, M. de
Montgolfier a déclaré à ce propos :
« Il ne faut pas caricaturer le débat
en me faisant dénoncer un complot
judéo-maçonnique. Il s’agit de proté-
ger la justice contre le soupçon et non
pas d’interdire d’être franc-maçon. A
titre personnel, je dis qu’il n’est pas
bon qu’un magistrat ait une apparte-
nance secrète : cela nourrit les soup-
çons. Le débat judiciaire cherche à
s’ouvrir, on parle de fenêtre dans une
instruction, la justice serait donc pu-
blique tout en étant rendue par des
personnes qui auraient des apparte-
nances secrètes. Je veux que tout soit
clair sans amalgame, sans carica-
ture. »
« MÉLANGE DES GENRES »
« A Nice, a-t-il poursuivi, on me
dit souvent que l’on est en échec à
cause des réseaux francs-maçons. Il
faut sortir de ce phénomène où l’on
vient au quotidien vous expliquer dès
qu’il y a un blocage : “Ah ! C’est un
maçon !” Ce que je constate ici, que
je n’ai pas vu dans les autres juridic-
tions où je suis passé, c’est un total
mélange des genres entre franc-ma-
çonnerie, politique, économie, jus-
tice. On est dans l’incertitude perma-
nente sur toute chose. »
M. de Montgolfier est en poste à
Nice depuis sept mois. Il était aupa-
ravant à Valenciennes (Nord), où il
avait notamment traité l’affaire du
match de football truqué Valen-
ciennes - Olympique de Marseille.
Selon lui, les dysfonctionnements
niçois ne seraient pas nouveaux :
« Que l’on ne fasse pas semblant de
découvrir maintenant les problèmes,
nous a-t-il déclaré. Tout le monde les
connaissait avant moi. Je viens d’ar-
river, et je n’ai pas envie de ne pas les
voir. La nouveauté, c’est que le pro-
cureur le dise ouvertement. Avais-je
un autre moyen que de poser le pro-
blème publiquement ? Ma nomina-
tion à ce poste a provoqué des bruits.
L’échec, c’est moi qui l’assumerais. Je
veux bien l’assumer si je n’ai pas fait
ce que je devais faire, mais pas si je
me trouve dans une configuration
qui me prive de toute action. »
Après avoir expliqué que, à ses
yeux, « un procureur ne doit pas
faire dans la dentelle », M. de
Montgolfier a estimé qu’il était
temps, pour cette juridiction, d’en-
trer dans une « autre logique judi-
ciaire » : « On ne peut pas continuer
comme cela, car il y a un soupçon
trop fort. Il y a des blocages qui s’ac-
cumulent et je me sens face à un mur
dans mon action de procureur. Des
gens viennent me voir ou m’écrivent
pour me demander où en est tel ou
tel dossier dont ils n’ont plus de nou-
velles, et c’est comme ça que je dé-
couvre qu’on l’a perdu. Jamais, ail-
leurs, je n’ai perdu autant de
dossiers. »
Philippe Broussard
avec Jean-Pierre Laborde
à Nice
Des propos qui suscitent une polémique au sein de la magistrature niçoise
NICE
de notre correspondant
Le palais de justice de Nice vient de terminer
sa rénovation : de grandes baies vitrées ap-
portent plus de lumière dans la salle des pas per-
dus. Pourtant, depuis une semaine, il ressemble à
un camp retranché. La nomination, au mois de
février, d’Eric de Montgolfier à la tête du parquet
avait provoqué une fronde d’avocats, qui dé-
noncent une « liste noire » de vingt-trois dossiers
« oubliés ». Les déclarations récentes du pro-
cureur soulèvent aujourd’hui une tempête. «Les
règlements de comptes se multiplient », dit un ma-
gistrat.
Disparitions de dossiers, influence de réseaux
maçonniques : les propos de M. de Montgolfier
tranchent avec la discrétion de la magistrature
niçoise. « Pourquoi étaler tout cela sur la place pu-
blique ?, interroge un membre de la hiérarchie du
tribunal. Si des fautes ont été commises, un pro-
cureur a des moyens légaux à mettre en œuvre. Li-
vrer de telles accusations revient à alimenter la ru-
meur. » Vingt-cinq magistrats du siège sur
quarante-trois ont tenu une réunion à huis clos
avant de demander l’organisation d’une assem-
blée générale extraordinaire. Ils s’estiment «ca-
lomniés ». Huit d’entre eux proposent de voter
une motion de défiance envers le procureur. L’as-
semblée générale devrait être convoquée dans
les jours à venir par le président du tribunal de
grande instance (TGI), Hervé Expert, mais le tex-
te de la motion a peu de chances d’y être discuté.
« Il n’est pas question que l’assemblée générale soit
“personnalisée” autour du procureur, explique-t-
il. Nous travaillons chacun dans notre domaine,
sans interférences. Il y a un grand besoin de dia-
logue interne ; nous proposerons une réflexion ap-
profondie sur le devoir de transparence et d’impar-
tialité du juge. » Un membre de la présidence
ferme la porte : « C’est une affaire interne au tri-
bunal. »
« JUSQU’OÙ VA ALLER TOUTE CETTE HISTOIRE »
La polémique dépasse pourtant les murs du
palais. « Plusieurs clients m’ont parlé de leur sym-
pathie pour Eric de Montgolfier face à la justice ni-
çoise », déclare un avocat. Les réactions officielles
sont rares. « On ne sait pas jusqu’où va aller toute
cette histoire », dit-on au conseil de l’ordre des
avocats. Le Syndicat de la magistrature (SM,
gauche) soutient le procureur, mais l’Association
professionnelle des magistrats (APM, droite)
« s’étonne qu’un magistrat tenu à l’obligation de
réserve attaque publiquement ses collègues avant
même d’avoir informé sa chancellerie ».
Dans les conversations autour du palais, la
personnalité du procureur déchaîne les passions.
Les uns décrivent un personnage hautain, avide
de publicité, tandis que d’autres évoquent le cou-
rage de l’homme. Tous ont été stupéfaits par la
méthode employée. « Il est arrivé au même
constat et aux mêmes blocages que nous quand
nous avons dressé la liste des dossiers oubliés, ex-
plique un avocat. Il n’a pas d’autres moyens pour
avancer que de prendre à témoin l’opinion pu-
blique. » Le coup de colère du procureur a saisi le
palais de justice. Il réveille aussi des impatiences
autour de dossiers restés en suspens, comme ce-
lui visant l’ancien maire (UDF-PR) de Cannes,
Michel Mouillot, l’enquête sur les HLM de Nice
et celles relatives au Groupe union défense
(GUD), ancien syndicat étudiant d’extrême-
droite, et à un marché de canons à neige.
J.-P. L.
Vives réactions après
les accusations lancées
par Bernard Bonnet
L’ex-préfet de Corse publie un livre
LES ATTAQUES tous azimuts
lancées par l’ex-préfet de Corse,
Bernard Bonnet, jeudi 14 octobre
sur Europe 1, dans le cadre de la
campagne promotionnelle de son
livre Préfet en Corse (éd. Michel La-
fon), qui doit paraître le 21 octobre,
ont suscité de vives réactions.
Christian Vigouroux, directeur de
cabinet de la ministre de la justice,
a qualifié d’« insinuations infâmes »
les propos de M. Bonnet. Celui-ci a
laissé entendre que le ministère de
la justice avait pu jouer un rôle
dans la fuite du tueur présumé du
préfet Claude Erignac, Yvan Colon-
na. En rappelant, dans son ouvrage,
que ce dernier est « l’un des enfants
de Jean-Hugues Colonna, ancien dé-
puté socialiste et ami de Chistian Vi-
gouroux », M. Bonnet se demande :
« A-t-il échappé à la justice ou la jus-
tice l’a-t-elle laissé échapper ? »
« Il s’agit d’insinuations infâmes,
faites pour nuire et qui sont telle-
ment contraires à tout ce qu’on fait
ici », a indiqué M. Vigouroux. Ce
dernier a confirmé avoir travaillé
avec Jean-Hugues Colonna, en
1991, au sein du cabinet de Philippe
Marchand, ancien ministre de l’in-
térieur. M. Colonna, qui fut député
(PS) des Alpes-Maritimes, a décla-
ré, pour sa part, jeudi 14 octobre,
avoir chargé ses avocats de porter
plainte pour diffamation contre
Bernard Bonnet. Les « allégations et
déductions » de M. Bonnet sont
« infamantes et éminemment
fausses », s’est insurgé l’ancien dé-
puté. M. Colonna avait publique-
ment demandé à son fils, en fuite
depuis le 22 mai, de « se mettre à la
disposition de la justice ».
Lors de son entretien sur Europe
1, M. Bonnet n’a reconnu « qu’une
faute » lors de son séjour en Corse :
« celle que j’ai commise, le 30 avril,
lorsque je couvre mon directeur de
cabinet [Gérard Pardini] sur le
tract », faisant allusion aux feuilles
retrouvées sur la plage de Cala
d’Orzu, devant la paillote incen-
diée, désignant Yves Féraud, gérant
du restaurant, comme une « ba-
lance des flics ». « Mais je fais ça
pour l’Etat, après discussion avec les
conseillers de Matignon. »
« PAS D’ORDRE ÉCRIT »
M. Bonnet a réaffirmé que
M. Christnacht, conseiller chargé
des affaires intérieures au cabinet
du premier ministre, lui avait don-
né cet ordre et avait effectué un
parrallèle entre cette affaire et celle
du Rainbow-Warrior. « L’amiral La-
coste n’avait pas reçu d’ordre écrit »,
lui aurait dit M. Christnacht. Ques-
tionné sur la responsabilité de Lio-
nel Jospin, l’ex-préfet de Corse a ré-
pondu : « Je ne peux pas dire qu’il ne
savait pas, puisqu’il a reçu une note
le 27 avril. »
M. Bonnet, toujours mis en exa-
men du chef de « complicité de des-
truction de bien appartenant à au-
trui par l’effet d’un incendie,
commise en bande organisée », a in-
diqué qu’il allait demander un non-
lieu. Patrice Camberou, le juge
d’instruction d’Ajaccio, chargé de
l’affaire, doit entendre, les 20 et
21 octobre, à Ajaccio, le directeur
de cabinet du premier ministre, Oli-
vier Schrameck, ainsi que Domi-
nique de Combles de Nayves, ac-
tuel directeur de cabinet d’Alain
Richard, Charles Barbeau, ancien
directeur de cabinet du ministre de
l’intérieur, et Philippe Barret, ex-
conseiller de Jean-Pierre Chevène-
ment.
Ariane Chemin
et Jacques Follorou
Comentarios a estos manuales